Août 2013 : tu achèves l’écriture de Ritournelle du cimetière, dédié au « charme d’un néant follement attifé ». Aujourd’hui encore il t’est difficile de parler de ce texte, de dire en quoi il consiste précisément, ce que tu as voulu faire. Au cœur du roman se trouve un personnage autour duquel tu voulais tourner sans jamais l’effleurer. L’écriture y est cyclique et ce roman s’évertue en quelque sorte à ne pas raconter son histoire en sabordant presque systématiquement toute amorce narrative. Tu lis ainsi dans Ritournelle une sorte d’hommage à la littérature et aux auteurs avec lesquels tu as appris à lire. Il te reste maintenant à échouer mieux. Les charognards entraperçus presque deux ans auparavant s’imposent alors comme une évidence. Tu rouvres le dossier, parcours la dizaine d’entrées que tu avais rédigées, tu fais le point : tout y est. Le texte s’ouvre un « Mardi » et avance au gré d’une chronologie hasardeuse que clôt un « Jour ? » incertain. La forme du journal s’est imposée d’elle-même il y a deux ans. Tu n’y reviens pas. Après les circonvolutions de ta Ritournelle, tu vois là l’occasion de réintroduire dans le récit une certaine linéarité. Tu projettes un texte en ligne droite, porté par un élan narratif plus franc. Tu projettes un texte plus personnel aussi, dans lequel, presque littéralement, tu laisserais des plumes.
14 septembre 2013 : tu reprends l’écriture de Charøgnards, alors provisoirement intitulé Les Charognards. Tu t’engages, tu en as la conviction, dans plusieurs années de travail. Si, lorsque l’idée t’est venue fin 2011, tu envisageais plutôt ce texte comme une nouvelle, la forme du journal exige dorénavant une certaine longueur. Tu ignores toujours tout de l’histoire en tant que telle, du cadre, de ton personnage, des raisons poussant les charognards à envahir les rues du village. Ce que tu sais, en revanche, c’est que le roman est à construire sur une base conceptuelle. Au fond, ce n’est pas tant le récit qui t’intéresse. Ton travail d’écriture — Ritournelle te l’a appris — est avant tout formel. Des histoires, plus ou moins bien ficelées, il s’en raconte à l’envi ; le roman pour toi n’a pas vocation à raconter mais à mettre en forme. L’histoire s’y déployant doit contraindre la forme qui, en retour, fait pression sur le récit. C’est dans cet échange et cette confrontation que s’écrira le texte.
21 novembre 2013 : ta Ritournelle a semble-t-il trouvé preneur mais elle te paraît déjà loin. Rien n’est fait et le calendrier demeure incertain. Tes oiseaux te bouffent pas mal de temps & t’occupent l’esprit : les premières entrées du journal se succèdent à bon rythme. Un monde prend forme autour de ton narrateur ; les choses se précisent, trait à trait. Tu travailles à quelque chose de sombre et pesant, à la violence étouffée. Tu n’as qu’une idée en tête : la ligne droite.
Janvier 2014 : la ligne droite s’est compliquée. Évidemment. Tu cherchais les moyens de t’en affranchir. Ou peut-être pas. Disons que toute contrainte — et après Ritournelle, la linéarité pour toi en était une — ne vaut pas tant dans ce qu’elle bride que dans ce qu’elle permet de faire. La ligne esquissée, te restait la possibilité de la parcourir en plusieurs sens. Et de l’estomper aussi. Tes Charognards avancent en pointillés. Tu termines le premier jet.
19 février-10 mars 2014 : tu reprends le texte depuis le début. Tu en as esquissé le mouvement principal, auquel il te faut maintenant donner de l’amplitude. Tu as compris que tout se jouait dans les trous. Tu peinais sur un paragraphe anodin, aux jointures grinçantes. Tandis que tu le relisais, t’arrêtant sur chaque mot, le curseur clignotait en milieu de phrase. Tu as alors — un peu machinalement — appuyé sur la touche « Entrée ». Ainsi disloquée à l’écran, cette phrase avait fini par donner au paragraphe sa raison d’être. Tu parcours le texte à nouveau, promènes ton curseur de paragraphe en paragraphe, et tu coupes — tu distends, tu disloques ; tu déchires, tu décharnes. Tu redessines le texte depuis ses marges que tu étends, que tu façonnes et sculptes dans le blanc de la page. L’écriture devient chorégraphie d’une gestuelle brisée. Décomposée. Et dans ces blancs, une invite : à la danse avec la langue, à l’imaginaire et au jeu. Chaque texte invente ses propres règles. Les Charognards venait de découvrir les siennes.
16 avril 2014 : tu t’attendais à des années de travail. Après trois ébauches successives, le texte te paraît avoir pris une forme plus ou moins définitive. Il reste quelques questions et des détails à régler : le rythme, des éléments d’intrigue, quelques accents à reporter sur la langue. Tu y reviendras. Tu envoies le manuscrit à AT. Tu sais pouvoir compter sur sa lecture. Premier retour précieux dix jours plus tard qui te conforte dans certains de tes choix, celui de la préface notamment. En attendant, tu replonges quelques semaines dans ta Ritournelle qui pourrait voir le jour fin 2015.
30 mai 2014 : tu attaques à nouveau. Le texte a reposé un bon mois. Des éléments te chiffonnent sur lesquels tu comptes t’attarder. Parmi eux, le sort de C., qui en partie t’échappe. Tu sens bien qu’un des moteurs narratifs est là pourtant. L’enjeu n’est pas d’expliquer. L’enjeu, te dis-tu, est peut-être davantage de déplier. La forme du journal, dans le huis-clos narratif qu’elle impose, resserre le plan au maximum, rend toute explication superflue, court-circuite la mise en récit. Alors tu déplies en tâchant de baliser des parcours à l’issue incertaine. Tous ne vont pas dans la même direction. L’apparence de mystère logé au cœur du texte — la présence des oiseaux dans les rues du village, le sort de C., le fusil — ne vaut à tes yeux que dans l’esthétique qu’elle nourrit ; et l’espace de jeu qu’elle ouvre dans cette invite à l’enquête qu’alimenterait l’imaginaire.
02 juillet 2014 : rdv & première rencontre pour évoquer la publication de Ritournelle, qui est devenue entre-temps À tous les airs. Le roman pourrait voir le jour fin 2015, début 2016. Tu as mis la dernière touche à tes Charognards le 30 juin. Tu en fais imprimer un exemplaire que tu laisses à ton éditeur — tu n’envisages pas la publication pour le moment. Tu espères juste que son retour puisse te faire voir le texte sous un angle neuf en vue de le reprendre en septembre. Tu lis dans ses yeux, au moment où il ouvre le manuscrit devant toi, une inquiétude amusée. Il appelle deux jours plus tard. Il vient d’achever la lecture qu’il ne promettait pas avant septembre. Les charognards ont bouffé tout crue ta ritournelle, condamnée à tourner encore pour un temps à l’intérieur de ton crâne.
29 décembre 2014-21 février 2015 : tu entames le processus de révision la trouille au ventre. Tu reçois la première maquette du texte. Tu récris des phrases entières, en ratures d’autres : tu es devenu ton narrateur. Tu cherches à peser chaque mot, chaque passage. Tu ne sais plus ce qui a pu motiver l’écriture de telle ou telle page dont l’articulation avec l’ensemble te paraît de facto compromise. Tu hésites alors à les retirer et te dis qu’au contraire, c’est peut-être dans ces moments où tu ne reconnais plus ton texte, où il t’échappe pour de bon, que quelque chose se passe. Tu laisses ces pages intactes. Les échanges que tu as autour du texte sont fructueux, le roman se transforme au gré des maquettes, la mise en page est fastidieuse et la patience, l’écoute du maquettiste remarquables : ce livre, désormais intitulé Charøgnards, lui doit beaucoup.
27 mai 2015 : coup de fil en fin d’après-midi. Le texte a commencé à circuler et les logiques économiques le rattrapent. On le juge d’emblée « difficile ». Ça ne te surprend pas à vrai dire — on t’avait prévenu. La confiance, l’enthousiasme et l’audace de ton éditeur demeurent inentamés. Cette notion de « difficulté » te chiffonne, tu y réfléchis et te dis qu’elle laisse entendre qu’il pourrait y avoir à l’inverse des textes « faciles » — lisses, sans aspérité, sans accroche. Les dynamiques d’écriture diffèrent. C’est juste que ces textes recyclent des règles connues là où d’autres tentent d’inventer les leurs. Ce qui n’a rien d’un jugement de valeur. Tu te demandes : personne aujourd’hui ne regarderait plus une toile abstraite en s’interrogeant sur ce qu’elle représente ; pourquoi faudrait-il continuer de lire le roman à l’aune des mêmes conventions usées ? Charøgnards laisse peu de place à l’action, les questions qu’il soulève ne trouvent pas de réponses immédiates, le tissu de ce qui lui sert vaguement d’intrigue s’effiloche au gré des pages. Qu’une certaine résistance l’habite, oui, sans doute. La lecture en ce sens, c’est vrai de tout texte, n’est guère bien différente de l’écriture : il faut se frotter à la langue pour espérer trouver le mode opératoire du livre. Chaque traversée des textes est une tentative d’apprivoisement.
17 juin 2015 : tu parcours le texte une dernière fois, apportes les ultimes retouches. Charøgnards part à l’imprimerie demain — il ne t’appartient plus. Son histoire s’écrit désormais ailleurs. Pourtant, quelque chose dans tout ça t’effraie, comme si dans ces derniers instants il s’agissait de figer le geste, de laisser sécher l’encre, tourner la page… comme s’il te fallait maintenant signer l’œuvre. C’est cette signature que tu trouves difficile à apposer ; c’est en sorte une ultime et vaine tentative, au moment où il faudrait laisser filer le texte, de te l’approprier : c’est ton nom qu’on fait figurer en haut de la couverture, comme pour mieux dire que ce livre est le tien, tu en es l’auteur. Il y a là, dans cette sortie au grand jour, comme une espèce d’infraction — prendre le dessus quand tout se passe en-dessous. Signer l’œuvre, en ce sens — arrêter de l’écrire —, n’est-ce pas aussi, immanquablement, la rater ?